HERITAGE (IM)MATERIEL: LES FETES DES MASQUES BAMANAN ET BOZO (MALI).
DU CONTEXTE LOCAL AU CONTEXTE INTERNATIONAL
par Elisabeth den Otter*
Contribution au forum 'Héritage Culturel et son Management dans le Monde Mande' de la 6ème Conférence Internationale sur les Etudes Mande, organisée par MANSA (Association d'Etudes Mande), Guinée, Juin 2005.
Introduction
Dans la région de Ségou, au bord du fleuve Niger, les agriculteurs bamanan et les pêcheurs bozo/somono célèbrent leurs fêtes des masques. Récemment, beaucoup de villages ont laissé ces fêtes, dû au manque d'argent, ainsi que des influences comme la scolarisation, l'islam, la migration, etc. Est-ce-que ces fêtes traditionnelles vont simplement disparaître à cause du manque de support local (associations des jeunes), ou pourront des entités régionales (ONG's), nationales (Ministère de la Culture, Ministère de l'Artisanat et du Tourisme) ou internationales (UNESCO) 'sauver' ces formes d'héritage culturel (im)matériel, sans les changer en folklore?
Bien que souvent associé aux sites, aux monuments ou aux musées, le patrimoine culturel comprend aussi le patrimoine immatériel qui est défini par UNESCO comme l'ensemble des expressions culturelles et sociales qui, héritées de leurs traditions, caractérisent les communautés. Ces formes de patrimoine immatériel, transmises par la parole et par l'exemple de génération en génération, sont soumises à un processus de recréation collective. Leur nature éphémère les rend particulièrement vulnérables.
Les fêtes des masques bamanan et bozo de Kirango
La sauvegarde du patrimoine culturel immatériel est un processus complexe qui implique de multiples acteurs, à commencer par les communautés et groupes qui lui donnent vie, dans ce cas les fêtes des masques des bamanan et des bozo. Ce théâtre total comprend des danses en groupe, des masques et des 'sogow' (animaux): grandes marionnettes représentant un animal qui parfois porte un nombre de petites marionnettes à bâton sur le dos. Les animaux ont une signification symbolique et les petites marionnettes représentent souvent des scènes de la vie quotidienne. Les manipulateurs se trouvent à l'intérieur de 'l'animal', d'où ils manipulent les marionnettes. Ils sont accompagnés de musique, danse et chants.
La fête des masques s'inscrit dans la tradition. Elle constitue un moyen efficace de perpétuer le passé à travers les chants et les danses tirés du riche patrimoine culturel. Par la présentation des masques et marionnettes inspirés de la faune, on dispense un véritable cours de science naturelle aux jeunes en leur faisant découvrir les animaux de la brousse. La fête des masques est aussi une école en ce sens que toutes les composantes véhiculent un enseignement, des valeurs qui rentrent dans la formation des jeunes gens.
Il est évident que pour la transmission de cette forme d'héritage culturel, les aspects immatériels et matériels sont inséparables. L'immatériel (la pensée) prend -littéralement- une forme matérielle : auditif et passager comme les contes, les chants et les danses, visuel et palpable comme les masques, les marionnettes, les costumes, les instruments de musique.
Les fêtes des masques sont organisées par le 'ton' (association des jeunes), une pratique traditionnelle dont les origines remontent au XVIIIème siècle. Il regroupe par classes d'âge l'ensemble des jeunes filles et garçons vivant dans un village. Le ton est un élément essentiel de la vie communautaire; il assure la cohésion sociale par l'exécution des travaux d'intérêt public, l'entraide et la solidarité. Chaque quartier a son ton. Actuellement, les tonw sont confrontés à des difficultés de gestion: désintéressement des jeunes face aux travaux du ton, et difficultés de financement des activités des associations. Une source de financement récente sont les ONG, comme 'Alphalog' (Association Libre pour la Promotion de l'Habitat et du Logement) à Ségou.
En général, les fêtes des masques se célèbrent dans les villages, dans un contexte social traditionnel, et sont destinées aux villageois uniquement. Parfois, ils participent avec quelques masques à des festivals locaux (FESMAMAS, Festival de Masques et Marionnettes de Markala), régional (Festival sur le Niger) ou national (Biennale Artistique et Culturelle du Mali). En 1990, une troupe de Kirango est partie en Europe (Suisse, Hollande), et en 2003 en France (Charleville-Mézières). Le quartier bamanan de Kirango est connu pour sa fête des masques. De nombreux étrangers -entre eux anthropologues et cinéastes- ont assisté à la fête pour ensuite écrire des livres (par exemple: Mary Jo Arnoldi: "Playing with time. Art and Performance in Central Mali", 1995; et Olenka Darkowska: "Marionnettes en Territoire Africain", 1991) ou produire des films (comme Jean-Paul Colleyn: "Sogow, masques bambara", 1982; et Xavier van der Stappen: "Les Maîtres du Sogolon. La Marionnette au Mali", 1993).
Politique culturelle du Mali
Dès l'accession du Mali à l'indépendance (1960), les autorités ont mis en place une politique culturelle. C'est ainsi que sous la première République les Semaines Nationales de la Jeunesse étaient annuellement organisées, pour d'une part assurer la cohésion et l'unité nationale et d'autre part faire assimiler par les jeunes les valeurs culturelles du terroir. Après un temps de flottement, la deuxième République (1978-1991) va renouer avec des rencontres nationales, et les Biennales Artistiques et Culturelles seront instituées avec les mêmes objectifs que les Semaines Nationales. Le nouveau contexte politique né après mars 1991 et caractérisé par le multipartisme ne permettait plus la tenue d'un tel regroupement par l'Etat. La démocratisation de l'espace politique entraînera la libéralisation du secteur des arts et la culture. La conséquence de cette nouvelle politique a été l'éclosion des initiatives qui s'est traduite par la création des associations culturelles privées.
Le Mali a ratifié la Convention concernant la protection du Patrimoine Mondial, Culturel et Naturel de l'UNESCO (1972). Un ministère chargé de la culture fut créé en 1975, et dès 1976 apparaissait la direction Nationale des Arts et de la Culture (DNAC), ainsi que la Division du Patrimoine Historique et Ethnographique (DPHE) devenue plus tard la Division du Patrimoine Culturel (DPC). En 2000, sur son site web, le Ministère de la Culture annonce les objectifs du plan d'action de sauvegarde du patrimoine culturel et historique. L'un des objectifs est : "Sauvegarder le patrimoine immatériel ou non tangible contre les effets néfastes de la mondialisation."
Entre 2000 et 2003, pour accompagner les promoteurs privés du secteur, le gouvernement malien, à travers le ministère de la Culture et avec le financement de l'Union Européenne, a créé le Programme de Soutien aux Initiatives Culturelles (PSIC). Ce programme apportait un soutien financier aux troupes privées et aux organisateurs de spectacles et de festivals. L'objectif global était: "Le développement culturel local, à travers des actions de promotion des identités locales et d'élargissement de l'accès à la culture et au dialogue interculturel." Un domaine d'intervention est le développement culturel local "A travers le soutien aux dynamiques culturelles locales, aux projets des collectivités, aux espaces d'animation et de diffusion, enfin aux festivals et manifestations assurant la promotion des identités et savoir-faire locaux." Les arts vivants (danse, musique, théâtre, marionnettes) sont considérés comme une des filières culturelles et artistiques.
Le tourisme culturel est une source importante de revenus, raison pour laquelle le ministère de l'Artisanat et du Tourisme appuie plusieurs festivals, entre autre le Festival sur le Niger, qui a eu lieu à Ségou pour la première fois en Février 2005, le FESMAMAS à Markala, et autres.
A partir de 2003, le Ministère de la Culture a repris la Biennale Artistique et Culturelle du Mali, après une absence de 15 ans; la Biennale de 2005 aura lieu à Ségou. Selon l'actuel ministre de la Culture, Cheik Omar Sissoko -cinéaste renommé- la Biennale peut se considérer comme 'facteur de cohésion nationale'.
Le cadre international: UNESCO
L’Unesco a un rôle important à jouer pour définir des meilleures politiques culturelles à appliquer aux niveaux les plus appropriés, avec des partenariats créatifs prenant en compte la richesse de l’expérience et des progrès accumulés au cours d’un long processus. L’objectif est de renforcer les politiques culturelles et de les rapprocher aux politiques de développement en offrant de nouvelles opportunités et des cadres de collaboration. Une des actions privilégiées est de prêter assistance aux états membres pour actualiser leurs politiques culturelles de manière à répondre à leurs nouveaux besoins culturels imposés par la mondialisation. Ces révisions concernent les aspects institutionnels du secteur culturel ainsi que ses liens avec les politiques de développement portant sur l’éducation, les sciences, la communication, la santé et le tourisme. Une trentaine d’Etats ont entrepris cette révision au cours des quatre dernières années. En ce sens, la formation visant à renforcer les capacités institutionnelles dans le monde des politiques culturelles (identification et gestion des ressources culturelles, législation, administration, financement, gestion et communication) est un objectif prioritaire.
-La Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (2003)
On entend par 'patrimoine culturel immatériel' les pratiques, représentations et expressions, les connaissances et savoir-faire que les communautés et les groupes et, dans certains cas, les individus, reconnaissent comme partie intégrante de leur patrimoine culturel. Transmis de génération en génération, le patrimoine culturel immatériel, est recréé de manière permanente par les communautés et les groupes en fonction du milieu dans lequel ils vivent, des rapports qu'ils entretiennent avec la nature et de leur histoire. Le patrimoine culturel immatériel procure aux populations et aux communautés un sentiment d'identité et de continuité ; la sauvegarde de ce patrimoine promeut, nourrit et favorise le développement de la diversité culturelle et de la créativité.
Cette nouvelle convention, la cinquième adoptée par l’Organisation pour préserver le patrimoine culturel, est conçue pour engager les états parties à prendre les mesures nécessaires pour assurer la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, y compris par des mesures d’identification, et pour renforcer la solidarité et la coopération aux niveaux régional et international en la matière. (La Convention n'a pas (encore) été ratifie par le Mali, mais le pays a participé à un séminaire régional à Dakar en Juin 2004.) Elle prévoit en particulier :
-l’élaboration d’inventaires nationaux du patrimoine culturel immatériel par les états parties,
-la création d’un Comité intergouvernemental de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel composé de représentants d’états parties,
-ainsi que l’établissement de deux Listes par ce Comité : la Liste représentative du patrimoine immatériel de l’humanité ; à cette liste s’intégreront à terme les Chefs-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité qui auront été proclamés avant l’entrée en vigueur de la convention ; et la Liste du patrimoine nécessitant une sauvegarde urgente.
-Les Proclamations des chefs-d'oeuvre du patrimoine oral et immatériel de l'humanité
Ces Proclamations (2001, 2003) soulignent l'importance de la protection de ce patrimoine oral et immatériel menacé. Elles ont aussi permis de mettre l'accent, de façon marquante, sur la nécessité et l'urgence de protéger et sauvegarder le patrimoine culturel immatériel. En créant une distinction internationale pour le patrimoine culturel immatériel, Unesco a attiré l’attention de la communauté internationale sur l’importance de prendre en considération ce patrimoine, élément essentiel de la préservation de l’identité et de la diversité culturelle des peuples. Par leurs valeurs remarquables, que ce soit d’un point de vue artistique, historique ou anthropologique. (Un exemple africain, comparable aux fêtes des masques maliens, est le 'Gèlèdé', célebré par les Yoruba de Bénin, Nigeria et Togo.)
De la tradition au folklore
L'évolution des structures sociales à conduit à des changements comme l'introduction de l'argent, la migration et l'urbanisation des villages. En dépit de l'importance qu'elles revêtent pour les gens, les fêtes des masques traditionnelles ne se tiennent plus régulièrement ou ont complètement disparu.
L'organisation de la fête des masques connaît aujourd'hui un certain relâchement pour ne pas dire une rupture. Les raisons évoquées peuvent être classées en trois catégories. Pour certains, et ils sont les plus nombreux, ce sont les 'mauvaises récoltes' qui expliqueraient la non tenue de la manifestation. Pour d'autres le manque de moyens serait la cause du relâchement. D'autres encore utilisent leurs ressources dans la restauration de la mosquée, la construction d'un centre d'alphabétisation, ou à l'achat d'un groupe électrogène. Le manque d'organisation et de fermeté des responsables de l'association des jeunes ont également leur part dans la rupture actuelle de la fête des masques.
Actuellement, on assiste à une 'folklorisation' des fêtes des masques. Les festivals, en dépit du contenu culturel que les organisateurs leur donnent, peuvent être considérés comme une forme de folklore. Les masques sont sollicités aussi par les politiciens pendant les campagnes électorales, par l'administration lors des réceptions officielles, et par des équipes de football pour l'inauguration d'un trophée. Le point commun à toutes ces utilisations des masques est qu'elles sont d'une part payantes et d'autre part qu'elles présentent les masques dans un cadre qui n'est pas le leur et en des périodes qui ne correspondent à aucun calendrier traditionnel.
Quel futur?
Le futur des fêtes des masques traditionnelles est en péril. Faut-il à tout prix en préserver l'authenticité, au niveau local, ou accepter le fait qu'elles deviennent peu à peu partie de l'héritage national ou même international? Faut-il laisser disparaître ces fêtes parce que les villages ne peuvent plus les célébrer, ou les stimuler par du financement et des recherches? Quels seront les effets des interventions aux niveau local, national et international? La globalisation, le tourisme, et la politique culturelle malienne peuvent être des influences fastes aussi bien que néfastes...
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Elisabeth den Otter (1941) a fait des études d'Anthropologie Culturelle à Leyden (1972-1979) et était conservateur d'Ethnomusicologie au Musée des Tropiques/Institut Royal des Tropiques à Amsterdam (1988-2003). A présent elle est à la retraite.
Publications:
--"Sogo bò. La fête des masques bamanan" (avec M.Kéïta). Bamako (imprimé par Imprim Color),
2002 (Ce livre existe également en version bamanan)
--CD "Bamana and Bozo songs from Kirango, Mali" 1998
Royal Tropical Institute/PAN records no. 4010 KCD
Website: http://www.elisabethdenotter.nl